La vie ne tient
qu’à un fil.
Sur la place, au
petit matin, je les vois s’affairer autour de l’estrade. C’est un jour sans
mistral, ils commencent tôt parce que le soleil de Provence darde haut en cette
saison. Bientôt nul ne pourra traverser sans couvre-chef pour se protéger. Les
planches sont entassées dans un coin, il va falloir plusieurs heures pour les
assembler et un long rouleau tressé est affalé juste à côté d’elles. D’un œil
j’observe ces hommes au travail, de l’autre je jette un regard sur ma vie.
Quel destin que le
mien !
Mon père était
cordier. Issu de sept générations spécialisées dans la corde marine. La
boutique sur le Vieux Port était unique. Les armateurs ne juraient que par mon
paternel. Il avait coutume de dire qu’une corde n’était pas faite uniquement de
fils tressés. Que le temps, l’expérience, la patience et l’amour du travail
bien fait était ce qui donnait toute la souplesse, la résistance et la
longévité à cette longue ligne qu’il vendait au mètre. Dans ce hangar ouvert
aux quatre vents, le marin pouvait dénicher tout ce qui ferait son bonheur et
équiperait son pointu ou son voilier.
Pour ma part, et
au grand désespoir de mon père, je ne m’y suis jamais intéressé. Je préférai
plonger à la découverte du monde sous-marin. Je n’ai pas passé assez de temps à
ses côtés et je le regrette encore aujourd’hui. Quand j’eus sept ans, il fut
décapité par une amarre trop tendue, la corde ne venait pas de chez nous. Mon
grand-père maternel prit le relais de mon éducation. Ma mère avait trop à faire
avec l’atelier et la boutique. Ma vie changea du tout au tout.
Je restais
suspendu à mon destin. La famille de ma mère était funambule dans un cirque.
Tous les matins nous vérifions que le fil tressé résistait. Selon moi, pour
faire ce métier, il fallait une bonne dose de courage et encore plus
d’inconscience. Etiré à cinq mètre du sol entre deux mats, le lien qui devait
traverser me semblait si tenu. Toutefois je pris mon courage à deux mains et
tentai l’expérience. Celle-ci se solda par une chute heureusement sans gravité.
Grand-père m’avait fait tester l’équilibre à cinquante centimètre d’altitude.
Seul mon orgueil fut blessé. Je jurai de ne plus remettre un pied sur cette
satanée ligne. C’est du sol ferme que j’observai dubitatif les envolées de mon
aïeul.
La corde devait me
réserver encore bien des surprises. Comme ce jour de Saint Jean où les jeux
entre adolescents faisaient rage. Nous étions sur la plage du Prado. Là, sous
le soleil de juin, les filles exhibaient leurs bikinis à la mode alors que nous,
garçons, affichions d’imaginaires biscottos. La règle était simple : deux
équipes face à face, une ligne centrale et ce lien que chacun tire de part et
d’autre pour amener l’adversaire dans son camp. J’étais en première ligne, la
bande de mon enfance me soutenait du mieux qu’elle le pouvait. Face à nous,
outsiders, les tenants du titre. Indétrônables depuis une éternité. Leur arme
était longue et fine, telle une liane aux yeux couleur de miel. La beauté de
son regard n’avait d’égale que sa puissance musculaire. Cette année, j’en étais
sûr, c’est nous qui gagnerions. La partie fut rude, chaque centimètre que nous
cédions, nous le reprenions immédiatement. Les deux équipes se valaient. Ma
concurrente ne ménageait pas sa peine pour mener les siens à la victoire.
Finalement, elle franchit la frontière de sable. Tellement emporté par cet
exploit, je donnais une dernière impulsion, et elle se retrouva dans mes bras.
La corde m’avait apporté un cadeau. Celui de l’amour.
Ce lien là me
permit toutes les audaces enfin la chance tournait et je la saisissais au vol.
Je m’unis à ma
dulcinée : la corde au cou. Pour ma plus grande joie. Les années qui
suivirent ne furent qu’enchantement.
Je travaillais de
ci de là. Nous n’étions pas riches mais nous en avions assez pour vivre. Mon
amour avait été embauché par ma mère pour l’aider au magasin. Je me refusai de
prendre la succession qui nous aurait offert une vie plus sereine. Patiemment,
elle apprit tout ce qu’il fallait savoir sur les cordages, le chanvre et les
amarres. Elle transmettrait tout ceci à notre fils. Son ventre s’arrondissait
et je n’étais pas peu fier. Quand il vint au monde, j’eus la responsabilité de
rompre ce cordon qui le reliait à sa vie d’avant. En même temps que je lui
offrais sa première indépendance, je promis de tout faire pour qu’il grandisse
sereinement. Il était temps que je reprenne les rennes de l’entreprise
familiale.
Bien malgré moi,
je me rendais aux entrepôts chaque matin, j’organisais la journée, je vérifiais
la qualité des fils, je tendais, tirais, tressais et le soir venu, le grand
livre de comptabilité m’attendait.
Je réservais mon
dimanche à cet enfant que j’aimais plus que tout. Nous partions en bateau
mouiller au large du Frioul. Là, l’eau limpide nous tendait les bras. Armés de
nos seuls masques nous plongions à la découverte d’un univers magique et libre
de toute entrave.
Je vieillissais et
je plongeais de moins en moins longtemps au fur et à mesure que le fils prodige
battait des records d’apnée. Un dimanche, la houle se leva. Je voulais rentrer
au port, lui non. Il me supplia de rester pour un dernier plongeon. Je cédai.
Il n’eut pas le temps de voir la lame qui l’emporta, moi si. Le temps s’arrêta.
Un ralenti pendant lequel j’étais incapable d’agir bien qu’il le faille. Je ne
sais toujours pas comment j’ai lancé la bouée. Comment il s’y est accroché.
Comment j’ai tiré sur la corde qui le ramenait à bord. Il était là dans mes
bras, vivant. Je ne me serais pas pardonné de la perdre. J’aurais plongé à ses
côtés.
Nous rentrions au
port. Fourbus, mais heureux d’être en vie. Mon épouse nous attendait. Sans un
mot elle prit notre fils par la main et tourna les talons. Plus notre situation
financière était florissante, plus notre amour se délitait. Je ne la voyais
plus qu’au magasin pour parler de boulot. A la maison, je m’écroulais de
sommeil sitôt le repas englouti. J’avais oublié que les liens de l’amour comme
les cordages des bateaux nécessitent du temps, de l’expérience, et de la
patience, gage de longévité.
Elle avait largué
les amarres.
J’embauchai un
contremaitre. Je ne remis plus un pied dans cet établissement de malheur.
Les trois coups
secs frappés à la porte m’arrachent à mes rêves. C’est l’heure. Je jette un
dernier regard par la fenêtre.
La corde
maintenant tendue sur la potence n’attend que moi.
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RépondreSupprimerBonjour, Massalia Steam System ainsi que les aventures de Markos et Vanessa se trouve sur le site internet de Lucane Editions, ou à Cultura Aubagne, mais encore à Auriol Team Press ( papeterie du centre du village). Merci
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